Une réflexion sur « 8 novembre 1914 »

  1. 8 novembre 1914. Courmelles

    J’ai passé une heure dans Soissons.

    Soissons-la-Morte !… Trois, quatre militaires… Une vieille femme qui trottine en longeant les murs, le cou dans les épaules… Des chiens maigres qui fouillent un tas d’ordures… Un épicier qui lève pour quelques instants le rideau de sa devanture… Une nuée de corneilles étonnées de ne plus retrouver leur logis dans les flèches brisées de Saint-Jean-des-Vignes… Voilà le peu de vie que j’ai rencontré dans Soissons.

    Cette belle ville silencieuse, close, froide, comme une morte, quelle terrible vision de guerre ! Et comment l’homme oserait-il y vivre sous la menace incessante du canon ? Les toitures trouées, les murs effondrés disent assez le danger qu’il y aurait à vouloir dormir ailleurs que dans une cave. Seules les petites gens sont restées : les duretés de la vie leur ont depuis longtemps donné une ingéniosité qu’ils utilisent aujourd’hui contre un danger nouveau. Ils ont creusé, près de leurs bicoques, des refuges dans le sable et c’est là qu’ils accourent se terrer au premier obus, comme des lapins dans leur terrier au premier coup de fusil du chasseur. Ces petites gens-là ont une bravoure bien à eux : elle est faite d’un mélange de résignation et d’indifférence qui l’isole de la bravoure de l’homme de guerre, faite d’indifférence et d’action. Je leur trouve une familiarité curieuse avec les choses de bombardement : je vois des femmes ramassant, pour leur feu, les débris du parquet d’une maison voisine, touchée par un obus ; soyez-sûr qu’en leur for intérieur elles bénissent la cause d’une pareille aubaine, sans songer que leur maison peut, d’un moment à l’autre, subir un sort analogue. […]

    Soissons-la-Morte !… En auront-ils tué des villes !… Et des villages !… Et des châteaux !… Et des arbres !… Et aussi des paysages !…

    Et comme cette guerre toute barbare qu’elle est, est riche en inattendus ! pendant que je me promenais, insouciant, dans les rues désertes de Soissons, les Allemands se promenaient également, insouciants, à deux cents pas de là dans le faubourg de Condé. Je ne le savais pas !… Mais eux savent que nous venons aux provisions à Soissons, et cela leur est indifférent !

    A Missy nous occupons deux tiers du village, les Allemands un tiers : ils sont dans le cimetière et aux alentours.

    Entre les occupants des tranchées adverses il s’établit des rapports bien curieux. Je ne parle pas des interpellations qui se lancent d’une tranchée à l’autre, des « Bonsoir, Kamarad », ni des « Ca va, les Boches ? » Il y a entre Français et Allemands une sorte de convention tacite qui donne le loisir à un individu de chaque parti de quitter sa tranchée quand le « besoin » s’en fait sentir : on ne lui tire pas de coups de fusil. Par contre si l’on en voit deux, on tire dessus.

    Voilà comment on se fait la guerre quand on commence à être las de la guerre! les haines s’éteignent et d’obscures sympathies s’éveillent entre ces hommes qui mènent la même existence de privations et de sacrifices.

    Maurice Bedel « Journal de guerre 1914-1918 »

    http://www.nrblog.fr/centenaire-14-18/2014/11/08/8-novembre-1914-jai-passe-une-heure-dans-soissons/

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