« Depuis la mobilisation, le jour, la nuit, les trains se succédaient sans arrêt. Ils nous arrivaient de Besançon, c’est tout ce qu’on savait d’eux ; et ils roulaient sur Belfort, sur nos forteresses de l’Est, sur nos frontières, une des grandes vagues humaines sorties du réservoir dont la digue était rompue. A certaines gares, les convois de matériel et de ravitaillement se rangeaient pour laisser passer le torrent.
Et quand les monstres (les locomotives) s’arrêtaient, haletants, c’était, dans le soleil d’août, l’apparition d’un train de fête : les voitures décorées de branchages et de guirlandes de fleurs, toutes les portières projetées suspendant sur les marchepieds, d’un bout à l’autre du convoi, des grappes gesticulantes de soldats qui chantaient.
Fous d’enthousiasme guerrier, leurs volontés tendues, leurs âmes où grondaient l’indignation et la colère illuminées par des visions de victoires, ils passaient devant nous, comme emportés dans un rêve.
Le long des wagons couraient des inscriptions à la craie : brèves indications des régiments et de garnisons lointaines, des plaisanteries « La tête à Guillaume ! » « Nous rapporteront ses moustaches ! ».
La foule massée avenue de la gare et, rue Jean-Bauhin, suspendue jusque dans les arbres et les rochers, poussait de grands vivats. On se découvrait : les femmes agitaient les mains, les hommes secouaient leurs chapeaux.
Et quand le train se remettait en marche, de toutes parts s’élevaient les mêmes cris :
« A revoir… Bonne chance… Faites du bon travail… Vive le …ème !
Pendant toute la période de la mobilisation, la gare des voyageurs fut ainsi le centre de la vie active. On s’y rencontrait à toute heure du jour et de la nuit, devant un spectacle sans cesse renouvelé.
Toutes les demi-heures les trains se succédaient : fantassins, soldats du génie, artilleurs, dragons, cuirassiers, hussards, et encore des cavaliers et des chevaux, et toujours de l’infanterie… Les 75 s’alignaient sur des files de voitures qui n’en finissaient plus…
Pendant les premiers jours, les hommes en attendant les trains, formaient des groupes. Mais petit à petit, les groupes se clairsemèrent. La levée générale atteignait les mobilisables les uns après les autres, rongeait la ville qui bientôt fut vide d’hommes.
Des gens qui rentraient de voyage nous disait qu’à Besançon le mouvement des trains sur Vesoul, sur Gray, était pareil, peut-être plus important, et que partout la mobilisation s’opérait d’une manière merveilleuse.
Quand celle-ci fut terminée et que la gare redevint silencieuse, ce fut une souffrance.
Le réservoir de nos forces était vidé. Et on aurait voulu qu’il fût inépuisable,que le flot coulât toujours.
La gare bientôt vit passer d’autres trains : trains irréguliers de blessés, trains sanitaires du mercredi à midi, trains de ravitaillement de tous les soirs.
La gare connut les stations douloureuses des épouses et des mères effondrées sur des paquets, épiant toute la nuit, dans la pluie et le froid, le passage des soldats… »
Livre Montbéliard p.26.27.28